Peintures mortes

à propos de la peinture de Jade Moulin
par Alexandre Rolla


« S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle qu’elle trouvera dans la sottise de la multitude. Il faut donc qu’elle rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature. Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous! 1 »

Dans cette mise en garde, teintée d’un certain effroi, Baudelaire signifie la volonté que la photographie demeure pour toujours « la très humble servante » de l’art.
En regardant la peinture de Jade Moulin, au premier coup d’œil, l’impression est inverse.
Il semble bien que c’est la peinture qui est devenue « l’humble servante » de la photographie. C’est par l’image que Jade Moulin est entrée en peinture. Et tout dans sa peinture rappelle l’image et la photographie.

Dans les cadrages et recadrages, les rapports entre le proche et le lointain, le net et le flou, tout ce qui émancipe la peinture des autres moyens de la représentation, du regard même, semble ici s’être évanoui.
La peinture, qui peut se jouer des distances, de l’ombre et de la lumière, des limites du champ de la vision et de toute focale, oublie la liberté dont elle jouit pourtant, la liberté des matières et des textures, du geste et du coup de pinceau.

Elle est plate, lisse, tantôt nette, tantôt floue, elle mime, on pourrait même dire qu’elle singe l’image et les appareils de sa révélation.
Pourtant, quelque chose vacille dans la peinture de Jade Moulin.
Il y a une hésitation qui se révèle dans un geste qui ondoie entre une grande dextérité et une fausse gaucherie.

Une vibration se dégage de ses drôles de tableaux aux compositions aussi étranges qu’affirmées.
En se jetant dans la gueule du loup, en s’abimant dans l’image, la peinture retrouve alors une force insoupçonnée, une force qu’elle puise dans sa fragilité, dans la pleine conscience, assumée, de son obsolescence.

La peinture est morte est c’est pour cela qu’elle est si vivante et si puissante.
Jade Moulin est peintre, assurément, elle est peintre de peintures mortes, une peinture morte à qui elle redonne vie, non sans une certaine provocation, avec vigueur, dans un grand plaisir et une joie simple.
Tel un chirurgien, elle taille et cisèle ses compositions au scalpel, pour faire redémarrer le cœur de cette grande malade.
Elle associe à la précision du geste et de la scène, une indétermination, une ombre, un flou. Mais contrairement aux apparences, ce flou n’est pas celui de l’image ou de la représentation. Il n’est pas non plus le fruit d’une maladresse. Il est au contraire le fruit d’une volonté et d’une détermination : la détermination de l’indétermination des genres qui s’entremêlent pour ne laisser, face au regard, que la peinture. Elle se retrouve alors seule, face au vide, à cette béance grande ouverte par elle-même. La peinture se jette à corps perdu dans le gouffre de l’image. Dans cet abandon à une mort certaine, elle retrouve le chemin possible de sa renaissance.
Les avant-gardes ont inversé les hiérarchies, Jade Moulin les pulvérise. Elle redonne ainsi à la peinture toute sa place dans la création d’aujourd’hui, dans sa plus juste contemporanéité. Peintures d’histoire, scènes de genre, portraits, paysages, natures mortes, tout cela n’a plus cours.
La peinture est morte, alors, vive la peinture !


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1 Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », lettre à Jean Morel, directeur de la Revue Française, 1859, texte intégral : https://journals.openedition.org/etudesphotographiques/185





Bliss

Dans le cadre de l’exposition « Divinités, fleurs, plis et replis » avec Sosthène Baran, Thomas Gaugain, Arthur Marie, Jade Moulin, Léa Nugue, Alice Quentel, Camille Soulat. Les Bains-Douches, Alençon

Il ne se passe probablement rien, sinon une certaine quiétude qui s’est installée dans les abîmes du quotidien. Alice, Arthur, Camille, Jade, Léa, Sosthène et Thomas se rejoignent dans des espaces clos scellés par une certaine mélancolie. Des pivoines se dessinent par empreinte et collage. Des fruits et une canette s’observent à travers un sac plastique ou la poche d’un vêtement. Le corps s’est absenté d’une chemise ou d’un pantalon froissés qui ont été répliqués et leur surface figée. Les visages ont disparu du champ, dissimulés dans des mains ou tournés vers l’extérieur. La luminosité de l’écran de l’ordinateur s’humidifie au contact du plexiglas. Une main virtuelle effleure des interfaces. Des figures apparaissent et se dédoublent. Peu importe sa linéarité, le temps a été renversé et le réel dans ce qu’il renferme de plus anecdotique s’est rempli de souvenirs, là où il avait tendance à s’effacer dans le rythme de la vie. 

C’est ce flottement des habitudes qui recouvre un sentiment d’irréalité enfouie comme une tension surnaturelle qui affleure dans les récits. Lorsque les motifs du concret s’évaporent et se fondent doucement dans la fiction, ils rehaussent l’attention portée au ressenti plutôt qu’au signe matériel. C’est une sorte de « real-fiction » obsessionnelle de J.G. Ballard: « Ma science-fiction, puisqu’il faut bien l’appeler comme ça, est plus une real-fiction, comme on parle de real-politik: elle appréhende le réel comme une myriade de réalités floues; elle tente de tracer les contours d’un monde contemporain, que beaucoup tendent à placer dans le futur, proche ou non» (*). En somme, une fiction du quotidien dont la patine d’étrangeté a fini par refléter une dimension narrative. 

Le désenchantement s’il est fondateur nous emmène dans l’adolescence pas si lointaine, où les contres mondes s’apparentent à l’habitacle d’une fraiche nostalgie. Ce décollement du réel s’induit à travers des motifs picturaux relevant moins d’un acte de peindre d’après nature que d’après images. Leurs formes figuratives et apathiques semblent se lier à l’absorption des écrans, effleurés du bout des doigts. Comme on découperait des images adorées pour les mettre au mur de sa chambre sans en comprendre la signification réelle, ici la scénarisation participe à la construction de soi, là encore une question de surface, où partout s’immisce une attitude de repli dans lequel fuir, se blottir. 

(*) Entretien avec J.G. Ballard par Jérôme Schmidt, dans Jérôme Schmidt et Émilie Notéris (dir.), J.G. Ballard, haute altitudes, Alfortville, Éditions è®e, 2008, p.19

Fiona Vilmer






Extrait du texte AUTOUR DE L’EXPOSITION / L’AUTRE LOI DE LA JUNGLE
par Isabelle Henrion

«Jade Moulin, invitée par Capsule, propose elle aussi de décentrer notre regard vers les 
« anecdotes du quotidien », vers les gestes, objets et espaces qui ne jouissent que trop peu de notre considération active. Remarquons-nous la timide plante qui fraye son chemin depuis le centre de la plaque d’égout ? Considérons-nous les arbres urbains, isolés, contraints et domestiqués, en dehors du moment où nous y attachons notre vélo, y faisons uriner notre chien, ou nous plaignons de déjections d’oiseaux sur le pare-brise ? Pourtant, la pousse de gazon japonais germant au milieu de La plaque en terre crue, ainsi que les arbres de la série Concrete City se dressent fièrement, comme en résistance, au milieu de l’environnement désolant qui les entoure. Pablo Servigne et Gauthier Chapelle décrivent dans leur étude comment l’hostilité des milieux peut favoriser une extraordinaire lutte pour la survie et devenir un facteur de développement de solidarités et d’entraide18. Les végétations urbaines parviennent ainsi malgré la pauvreté de leur espace de vie à s’ancrer dans la terre, à bourgeonner et à fleurir, voire même à faire éclater le bitume avec leurs puissantes racines.» 

texte intégral : https://pointcontemporain.com/lautre-loi-de-la-jungle/